Je crois avoir pris conscience de la magie du territoire à un très jeune âge. Mes parents étaient allés vivre à la ville la plus proche pour le travail, mais je passais tous mes étés à la ferme de mes grands-parents. Ceux-ci avaient une vaste propriété agricole en bordure du Richelieu, à l’extrémité d’un rang en cul-de-sac, en pleine Vallée-des-Forts. Entre le rang et la rivière, mon grand-père avait tracé des rues bordées de chalets qui portaient les prénoms de ma mère, de mes oncles et tantes. Je suis d’ailleurs né dans l’un de ces chalets. Depuis la cuisine de la maison plus-que-centenaire, où ma grand-mère cuisinait des gâteaux au son et des filets de perchaude, on apercevait la rivière et les voiliers. Le Richelieu, à cet endroit, fait près de deux kilomètres de largeur. En son centre, juste en face de la maison familiale, il y avait l’île aux Noix sur laquelle se trouve une forteresse ancienne. Pour l’enfant que j’étais, le fort Lennox constituait le lieu des plus grands mystères. À bord du ponton ou de la chaloupe à fond plat, nous y accostions. Ma grand-mère me racontait qu’en 1944, elle entendait des hommes crier en allemand par-delà la rivière; l’île accueillait alors des réfugiés de guerre juifs-allemands. Chaque soir, une sirène de couvre-feu retentissait sur l’île; ma grand-mère faisait rentrer les enfants et fermait les fenêtres…
Tout autour de moi, chaque lieu était nommé et possédait une aura propre. Je fus happé très jeune par la poésie du territoire. Au bout d’une rue sans maison où mes cousines et moi craignions aller se trouvait l’île aux Chevaux. On disait qu’elle appartenait à des hommes de la mafia. Sur le Richelieu, la baie où nous allions parfois nous amarrer pour pêcher, bien à l’abri, portait le nom d’Abri-du-Vent-du-Nord. Un peu plus haut sur la rivière se trouvaient deux autres îles tout aussi étranges que petites. D’abord, il y avait l’île au Sang. On racontait que durant la guerre de 1812, un soldat déserteur se serait enfui avec la solde du bataillon. Il aurait été retrouvé gisant sur ce haut-fond vaseux, baignant dans son sang, et son coffre aux trésors, vide. On ne sait pas ce qui serait advenu du butin. Disparu… Pas très loin, c’est sur l’île de l’Hôpital que l’on aurait envoyé des soldats mourir du choléra, dans une quarantaine sans confort. Enfant curieux, je posais beaucoup de questions. C’est ainsi que j’ai pu connecter avec la tradition orale de ma région natale. Très tôt d’ailleurs, mes passe-temps préférés sont devenus l’exploration et la cartographie. Je prenais mon vélo et allais découvrir tous ces lieux mythiques qui se trouvaient à quelques centaines de mètres de la maison. En revenant, je sortais mes crayons de couleur et m’appliquais à tracer les plus jolies cartes de mes expéditions. Dès l’âge de 7 ans, mes lectures préférées étaient des atlas et des synthèses d’histoire régionale; j’y dévorais avec avidité les contes et légendes rattachés aux lieux que j’apprenais à connaître.
Des lieux, près de la ferme familiale, il y en avait tant! Je suis tombé amoureux de chacun d’eux. De la Crique, cachée dans les bois, où nous allions pêcher en chaloupe, parfois même la nuit, sous l’éclairage doux du fanal. Du marécage où se trouvait la maison abandonnée et ses meubles détrempés, où mes cousins et moi nous amusions avec d’anciens boulets de canon. Du Village-de-la-Belle-Élodie et de sa belle postière qui lui aurait donné son nom au 19e siècle. De la Petite-France et ses aubergistes-passeurs qui auraient aidé des déserteurs à fuir le fort Lennox en des temps anciens. De la rivière du Sud et ses vastes marais dans lesquels nous circulions en barque comme dans un labyrinthe. De ces canaux artificiels creusés à force de bras et de machine par mon aïeul et sur lesquels nous patinions l’hiver venu…
Les paysages poétiques de mon enfance ont tracé la voie que j’ai choisi d’emprunter en tant qu’adulte. Si, plus jeune, j’ai pu avoir honte de ces passions hors normes qui m’ont attiré des railleries, aujourd’hui, je contemple avec bonheur cette richesse qui continue de m’inspirer.